« La Vallée Dérangeante », tel est le nom de la création, à la croisée des chemins entre installation interactive, performance sonore et prouesse chorégraphique, exposée par Laura Mannelli à l’occasion de Multiplica. Le festival des art numériques, organisé aux Rotondes, s’est déroulé au mois de mars dernier, et a éveillé la curiosité des visiteurs qui ont pu découvrir de nouvelles formes d’art au cours d’un weekend, tout en poussant des réflexions bien plus profondes. Retour avec l’artiste et architecte luxembourgeoise sur son œuvre qui questionne la notion d’avatar… avec un soupçon d’intelligence artificielle.

« Dans cette œuvre, l’Intelligence Artificielle se définit avant tout comme un contexte poétique, plus qu’une appropriation des mécanismes. La réflexion est en effet la suivante : il s’agit là de la rencontre de l’Homme avec la machine numérique ou l’Autre, » explique tout d’abord Laura Mannelli. Dans la Vallée Dérangeante, elle se base notamment sur le concept du roboticien japonais Masahiro Mori, en étudiant la réponse émotionnelle de l’être humain face à des entités non-humaines, et qui passionne également l’artiste luxembourgeoise.

Ainsi, cette réflexion autour de l’avènement de l’IA et de la robotisation (avec des concepts ressemblant de manière de plus en plus fidèle à l’Humain) a amené Laura Mannelli à créer un avatar, décrit comme être que nous habitons, un réceptacle, un vaisseau, qui veut aujourd’hui s’affranchir des règles qui lui ont été imposées afin de s’émanciper. Elle précise : « cette machine numérique veut justement passer de la simple machine à l’Autre, un corps indépendant et autonome. Cet Autre correspond à une nouvelle entité, dissidente, dotée d’une nouvelle forme d’intelligence émotionnelle ».

Une œuvre collaborative entre différentes formes d’art et appuyée par la technologie

L’œuvre vise à questionner et à créer une certaine ambiguïté face à une telle entité et allant jusqu’à provoquer une empathie chez certains. « En effet, selon le concept développé par Mori, plus une entité animée nous ressemble, plus elle est susceptible de déclencher un sentiment de familiarité chez l’observateur humain. Un seuil existe cependant : si nous décelons un défaut, nous pouvons alors tomber dans la Vallée Dérangeante ou de l’Etrange, provoquant un sentiment de malaise, » souligne l’artiste. Pour arriver à provoquer puis retranscrire de telles émotions, Laura Mannelli s’est entourée de nombreux artistes afin de constituer un véritable écosystème créatif. Elle a notamment fait appel à la chorégraphe et danseuse Aude Arago pour développer un langage corporel de l’avatar. Le parallèle avec l’IA prend alors tout son sens : la machine apprend par mimétisme grâce à des technologies de motion capture, qui assigne des mouvements à l’Autre. Ainsi, celui-ci pourra s’affranchir de son statut de machine et s’émanciper. Comme l’explique l’artiste, « l’empathie se fait par la danse, et les mouvements du corps. Aude n’a pas de connaissance particulière du monde technologique, et a dû imaginer une chorégraphie dans un espace avec de la gravité et un sol, pour qu’elle soit retranscrite dans un espace infini, sans représentation géographique. Ce fût véritable challenge. »

Nécessairement, l’univers sonore, avec pour but de plonger le public dans ce monde virtuel, fût clé. Ce son mouvant et mutant a été imaginé et composé par Juan De Guillebon aka DyE, accompagné des experts du collectif luxembourgeois Sonic Invasion : « les jeunes artistes ont notamment créé une pédale sur mesure, permettant à DyE de décider en temps réel quel son sort des enceintes. Il s’agit d’un système ambisonic spécialement configuré pour l’œuvre. Ensemble, ils ont réussi à mettre en place un système qui englobe le public dans cette plasticité sonore, qui évolue également avec la présence des visiteurs, ajoutant une couche d’ambiguïté supplémentaire ».

Pour l’accompagner dans la réalisation de l’œuvre, elle a également pu compter sur Frédérick Thompson, Chief Technologist Officer spécialisé en design immersif, avec qui elle collabore depuis 2008 : ensemble ils ont pu créer un machine numérique étrange, dessinée par Laura et interprétée par son acolyte, provoquant des émotions et notamment l’empathie. Comme l’explique l’artiste, « on peut voir La Vallée Dérangeante comme le fossé entre l’Humain et l’imaginaire. En effet, la proximité à l’imaginaire altère le côté humain de l’apparence ». Cette cohérence technologique, également coordonnée par Frédérick Thompson, était d’ailleurs la clé de la réussite pour une telle création. « Ce projet me tient particulièrement à cœur car il représente le travail en collaboration et l’ouverture de cette nouvelle culture numérique, ce croisement entre le monde réel et le monde virtuel dans lesquels nous évoluons désormais. Ces différents paradigmes, associés, permettent d’innover, d’aller vers les champs créatifs des uns et des autres, » précise Laura Mannelli, qui s’est quant à elle intéressée à la plasticité de ce corps éphémère, numérique et impalpable, que l’on retrouve au centre du concept de Vallée Dérangeante, et notamment renforcé par la présence de plusieurs voiles.

Nourrir la Vallée Dérangeante

« A la manière d’un peintre et de son pinceau, je considère les technologies numériques, dont l’intelligence artificielle, comme un outil. C’est un sujet qui me passionne : je m’y plonge facilement et aisément. Les technologies font parties intégrantes de mes réflexions, et je les combine avec mes connaissances dans le domaine de l’architecture car à présent il ne s’agit plus uniquement de quatre murs, l’espace imaginaire étant aujourd’hui aussi important que la matérialité, » ajoute Laura Mannelli lorsque nous abordons son processus créatif et l’apport des nouvelles technologies. Elle explique également que l’architecture radicale des années 60, de Haus-Rucker-Co ou Archigram, peut être une origine et une préfiguration de la réalité virtuelle, soulignant que la « tech n’est finalement qu’une manière d’accéder à un propos, de faire passer un message voire une émotion. Elle n’est pas le point de départ mais peut apporter, par exemple, une réflexion sociétale ». La Vallée Dérangeante, présentée pour la première fois en mars dernier aux Rotondes dans le quartier Hollerich, à Luxembourg-Ville, s’inscrit dans un processus fastidieux, et amené à évoluer au fur et à mesure des visites et réactions des participants. « Comme il s’agit du premier prototype, nous avions besoin de cette première confrontation avec le public, qui participe de manière passive à l’œuvre. On retrouve une nouvelle fois le concept d’Intelligence Artificielle et plus précisément de Machine Learning, » explique Laura Mannelli. De son aveu, les gens furent intrigués par l’œuvre et n’ont que très peu eu la sensation d’y participer : ils ont nourri la Vallée Dérangeante sans même s’en rendre compte, tout comme le souhaitait l’artiste. Ils ont cependant pu ressentir cette sensation de rencontre entre les entités humaines et la machine : « une transe avec le corps matière et le corps virtuel, allant au-delà de la danse et de la performance artistique pour créer une véritable rencontre. Le résultat ? Une fascination mutuelle ». Si la Vallée Dérangeante est amenée, comme sa machine numérique, à évoluer puis à s’émanciper, elle va également s’exporter dans d’autres villes, avec des représentations prévues aux quatre coins de l’Europe dans les mois à venir. Laura Mannelli souhaiterait également ajouter de nouveaux corps à l’oeuvre, et lance ainsi un appel aux danseurs luxembourgeois. Enfin, l’artiste et architecte qui vient d’être invitée par Stilbé Schroeder, la curatrice de la sélection nationale du prix d’architecture Robert Schuman, compte bien continuer dans sa voie artistique faisant la part belle aux nouvelles technologies. Elle travaille actuellement sur plusieurs projets mêlant réalité virtuelle et art sonore, destinés aux plus jeunes. Com